Le Cantique d'outre-tombe


LE CANTIQUE D’OUTRE TOMBE


Une idée terrible me vint : "l'homme est double", me dis-je. "Je sens deux hommes en moi" [...] « Suis-je le bon ? Suis-je le mauvais ? - me disais-je. En tout cas, l'autre m'est hostile... »

Gérard de Nerval, Aurélia



I] Emmanuel

« Vous qui entrez, laissez toute espérance. »
Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, III

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Illustration : Henry Fuseli, Le Cauchemar

1

Seul au monde…
Dans le petit cocon poussiéreux de mon antique appartement, à travers une fenêtre solitaire, je noyais mon regard dans les membranes de l’espace insondable.
Les rares étoiles, muses ponctuelles et insaisissables, y flamboyaient d’une lumière malsaine.
Une lueur verdâtre, à l’éclat duveteux, qui m’évoquait un sentiment d’abandon, de mort larvée. Un silence surnaturel venait jeter son triste linceul sur ce suffocant théâtre.
Seul un corbeau venait troubler le calme par intermittence, égrenant sa fâcheuse litanie, brutale et frénétique, cassante et croassante.

La lampe désarticulée qui trônait au coin du salon diffusait un halo pâle dans la pièce. Mon regard se porta vers le plafond délabré.
Dans un coin généreusement garni d’une imposante toile d’araignée, un liquide noirâtre perlait goutte à goutte depuis quelques semaines. La tache visqueuse s’étendait sur plus de quarante centimètres et grandissait chaque jour. Il était urgent que j’en parle à la concierge pour qu’elle me mette en relation avec le voisin de l’étage supérieur mais un sentiment de malaise diffus me dissuadait d’aller la solliciter dans sa loge.
Il était tard, j’étais exténué, et lentement je sombrai dans une insurmontable léthargie.

Le son rocailleux d’une voix me réveilla brusquement. J’étais presque certain de l’avoir entendue m’appeler par mon nom. Je récupérai péniblement mes esprits… Je commençai à me dire que j’avais rêvé…

La voix !

Je sursautai, mon cœur s’emballa.
Cette fois, je l’avais entendue clairement : « Emmanuel, rejoins-moi », injonction suivie immédiatement d’une courte phrase inintelligible.
L’origine de la voix ne faisait plus aucun doute : elle provenait de l’étage du dessus.
J’essayai d’envisager la situation avec détachement. Impossible, la panique s’emparait de moi, je tremblais comme une feuille.
Troisième appel. Les murs vibrèrent. La voix se faisait plus pressante et plus grave…
Je me levai et me dirigeai vers la sortie de l’appartement…
Les grandes coursives de l’archaïque bâtiment étaient désertes, comme toujours. Je n’y croisais presque jamais personne à l’exception de quelques rares retraités, méfiants et rachitiques, dévorés par le temps. Inlassablement, ils soliloquaient sur leurs maux, leurs difformités et leurs escarres. Ad nauseam…   
A l’exception de ces quelques antiquités humaines désenchantées et rabougries, il n’y avait jamais personne, à tel point que feu mon grand-père avait surnommé l’immeuble « l’Hôtel des Asphodèles »…
Lentement je gravis les larges degrés du vénérable escalier. Au cours des huit années que j’avais passées ici, je ne m’étais jamais aventuré au quatrième étage.
La voix retentit encore, plus puissante que jamais.
Dans mon for intérieur, je me demandai pourquoi je bravais ma peur en allant vers lui. La réponse m’apparut immédiatement : je ressentais une attirance profonde pour le son de cette voix, son timbre et son insistance.
La minuterie arriva à son terme et les lampes s’éteignirent. Je fus plongé dans une obscurité totale.
Alors que je me mettais en quête d’un interrupteur, mon regard fut attiré par une source de lumière émanant de l’encadrement d’une porte, une vingtaine de mètres plus loin. Une lumière verte, phosphorescente et filandreuse, semblable à l’éclat des étoiles que je contemplais ce soir avant de m’assoupir, mais un millier de fois plus intense.
Je parvins enfin à mettre la main sur un interrupteur. Lumière...
Je m’approchai de la porte. Etant donné sa disposition dans le couloir, à une dizaine de mètres d’un virage à angle droit, cet appartement devait être situé directement au-dessus du mien.
Je restai figé sur le seuil, incapable d’agir. Je savais que la voix provenait de l’autre côté de la porte.
Une minute s’écoula. La minuterie s’arrêta et je me retrouvai de nouveau auréolé de la luminosité verdâtre.
Je me décidai à tourner la poignée. La porte s’ouvrit en émettant un grincement retentissant.
Alors que je m’attendais à pénétrer dans un appartement sensiblement similaire -au moins dans ses dimensions- au mien, je constatai l’absurdité de la situation : la pièce qui me faisait face était l’intérieur d’une église baroque de dimensions colossales. Presque une cathédrale.
La morne lumière verte se déversait à grands flots par d’immenses vitraux alors qu’une infinité de cierges embrasaient la nef de l’édifice.
D’innombrables statues de christs, de la vierge et de martyrs semblaient me dévorer de leur regard halluciné. Leur physionomie inquiétante se modifiait sans cesse au gré de la lumière ondoyante.
De part et d’autre de l’allée centrale de l’église, des dizaines de cercueils ouverts se faisaient face. Ils étaient disposés sur des socles inclinés à quarante-cinq degrés par rapport au sol, et les visages des défunts étaient clairement visibles. Des monceaux de fleurs blanches, que l’éclairage hâlait d’un éclat olivâtre, recouvraient abondamment la plus grande partie des bières.
Poussé par un élan incontrôlable, je m’engouffrai dans l’allée et laissai mon regard s’attarder sur le visage d’un des morts.
Un frisson me parcourut. Je portai le regard sur un autre visage. Puis encore un autre. Je sentis la panique s’insinuer en moi : tous les corps avaient les yeux grands ouverts…
Surmontant mon aversion, je m’approchai à moins d’un mètre du cercueil d’un homme d’une cinquantaine d’années. Scrutant son visage au teint cireux, je me rendis compte que je m’étais trompé. Non, ses yeux n’étaient pas ouverts. En un sens, ma découverte était encore plus dérangeante…
Ses paupières avaient été peintes de manière à retranscrire fidèlement l’apparence du regard.
Les « yeux » étaient fixés sur un point indéfinissable et plus je les regardais, plus j’étais fasciné. Je me sentais tomber en leur pouvoir…

« Emmanuel, rejoins-moi ! »

La voix retentit comme un coup de tonnerre depuis le chœur de l’église. Sursautant, je trébuchai sur les fleurs. Pendant une seconde insupportable, je crus que j’allais m’affaisser de tout mon long sur le corps de l’homme aux paupières fardées. Je me rattrapai in extremis au rebord du cercueil et fis un pas en arrière.
Comme hypnotisé, je me mis en marche vers le fond de l’église et mon regard se fixa sur la chose qui devait être la source de la voix…
Une immense croix dorée surplombait le chœur de toute sa superbe. Un homme y était crucifié. Ce n’était pas une statue de Christ : c’était un cadavre humain…
Ses paupières peintes donnaient l’impression troublante qu’il me fixait intensément. Je constatai avec effroi que le corps avait largement dépassé les prémices de la décomposition. Sa bouche fripée, son nez camard, son teint gris et le léger affaissement de ses traits ne laissaient pas place au doute.
Un liquide noir dégoulinait par tous les pores de sa chair et venait s’accumuler au pied de la croix, formant une immense flaque mortifère. Je tressaillis en pensant à la fuite du plafond de mon appartement.
J’étais encore à une vingtaine de mètres de la croix lorsque plusieurs événements distincts survinrent en un intervalle de temps extrêmement court.
D’abord, alors que je cheminais lentement vers le chœur, les derniers mètres me séparant de la croix furent absorbés à une vitesse impossible. Comme si j’étais un aimant entrant dans un champ magnétique surpuissant. Je me retrouvai donc instantanément face à la créature, à moins d’une coudée.
J’étais suspendu en l’air, à trois mètres au dessus du sol.
La crainte née de cette transgression manifeste des lois de la physique n’est rien en comparaison de la peur qui s’abattit sur moi de par la subite promiscuité de l’être crucifié.
Car son visage n’était autre que le mien, figé dans l’immobilité de la mort. Ce sosie putrescent me fixait de ses simulacres d’yeux peints. Et ce regard me poignardait l’âme…
C’est alors que les cloches de l’église se mirent à carillonner dans un fracas assourdissant et qu’il ouvrit les paupières, révélant ses vrais yeux, globes opaques plus noirs que la suie.
Sa voix explosa dans mes tympans : « Emmanuel, mon frère, j’ai besoin de ton aide. »



2

Je me réveillai en sursaut, le souffle coupé. A l’extérieur, les cloches de l’église voisine retentissaient bruyamment. J’expérimentai cette peur sauvage consécutive aux pires cauchemars, incursion furieuse de la peur onirique sur les territoires de la réalité.
Les paroles de mon jumeau crucifié résonnaient encore dans mon esprit. Je transpirais abondamment.
Je regardai mon réveil. Sept heures. 20 novembre 2020. Dehors, le jour se levait. J’avais dormi toute la nuit assis dans mon fauteuil. Instinctivement, je regardai le coin de mon plafond. Il me sembla que la tache noire s’était encore étendue.
L’écran de mon ordinateur était allumé, et pourtant j’étais persuadé de l’avoir éteint la veille au soir.
Un extrait du film d’animation La belle au bois dormant de Walt Disney. L’image était sur pause, le plan fixé sur la belle princesse Aurore, impassible, allongée dans son sommeil éternel. Je ne me rappelais pas avoir téléchargé cette vidéo.
Déstabilisé, j’allumai la télévision pour dissiper les brumes persistantes de mon cauchemar.
Journal de sept heures. Guerre au Proche-Orient. Inondations dramatiques en Asie du Sud-Est. Les remous sans fin de la dépression économique. Emeutes en Europe, répression sanglante. Deux cyclones de catégorie 5 au dessus de l’Atlantique. Virus Ebola 2. Prédicateurs d’apocalypse à tous les coins de rue. Invasion massive de criquets d’un genre nouveau en Europe du sud. Exécutions d’opposants politiques au Caucase après une tentative de putsch avortée. Liquidations ethniques en Irak.
Démesure. Déportations. Délocalisations. Démembrements.
J’arrêtai la télévision pour mettre un terme à cette chronique de la déchéance de l’Humanité.

Je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Emmanuel Esperanza. J’ai 21 ans.
Depuis l’âge de 13 ans, j’ai vécu dans ce grand immeuble désert. Je n’ai aucun souvenir précédant cette période de ma vie.
Pour dédramatiser la situation, mon grand père avait coutume de dire que j’avais bu la tasse dans le Léthé, le fleuve de l'oubli…
La réalité est moins poétique. Mon amnésie a été causée par un attentat à la bombe qui a coûté la vie à mes parents en 2012. J’ai souffert de graves lésions à la tête et je suis resté huit jours dans le coma avant de finalement reprendre mes esprits, adolescent détruit par un avatar incandescent de la barbarie de ses semblables. Orages d’acier du XXIème siècle…
Certains annonçaient la fin du monde pour 2012 : cette dernière n’eut finalement pas lieu mais à n’en pas douter cette année marqua la fin de mon enfance, ce qui revient finalement au même : c’était la fin de mon petit monde personnel.
Après cette tragédie, mon grand-père me recueillit dans son appartement de l’Hôtel des Asphodèles et ne se ménagea guère pour obtenir mon rétablissement. Selon lui, un retour au collège ne m’aurait été d’aucune aide : il affirmait que le médiocre enseignement délivré par les institutions publiques comme privées me ferait perdre mon temps.  
En homme pragmatique et érudit qu’il était, il avait donc décidé qu’il assurerait lui-même mon éducation. Il était convaincu que ma reconstruction psychologique passait par le développement de compétences artistiques. Comme le sujet m’intéressait, je n’y trouvai rien à redire et c’est ainsi qu’il me prodigua une éducation fascinante au cours des quatre années durant lesquelles nous cohabitâmes.
C’était un homme très occupé, actif dans de nombreux cercles culturels : je ne le voyais qu’une dizaine d’heures par semaine mais il me confiait suffisamment de sujets d’étude et de travaux pratiques pour que ma progression s’opère à grands pas. Son enthousiasme était si communicatif qu’il parvint à atténuer les soubresauts engendrés par mon traumatisme.
Il m’emmenait visiter des monuments et m’expliquait leur histoire ainsi que les courants architecturaux dans lesquels ils s’inscrivaient.
Nous écumions les expositions de la région parisienne et pour moi toutes ces sorties prenaient des allures de fête, tant il savait me captiver en me contant l’histoire passionnante de telle statue antique, de tel masque de cérémonie ou encore de telle campagne de fouilles de tombes égyptiennes qui avait mal tourné.
J’avais beaucoup d’affection pour ce grand-père dévoué qui débordait d’énergie malgré ses quatre-vingts printemps révolus. En me forçant à focaliser mon attention sur un domaine d’étude captivant, il m’avait aidé à surmonter mes angoisses et mes doutes.
Mais cela ne dura qu’un temps.
Alors que je venais de célébrer mon dix-septième anniversaire, il tomba malade. Je me souviens parfaitement de l’intensité de son regard bleu et franc, le matin du jour où il devait entrer à l’hôpital pour y suivre son traitement. Il m’avait expliqué comment me dépêtrer des formalités domestiques et administratives « pendant son absence ». Il me dit de ne pas me faire de souci. Il serait de retour en bonne forme, « très bientôt ».
Bien sur cela ne se passa pas comme il l’avait prédit.
Quelques jours après son entrée à l’hôpital, je reçus un appel qui m’apprit son décès des suites d’un cancer généralisé.
Se sachant condamné, il avait pris toutes les dispositions pour que j’hérite de son appartement et de ses économies sans que j’aie à accomplir la moindre démarche.
Après sa disparition, je me retrouvai seul et vécus pendant quatre ans dans ma tour d’ivoire, entouré par les fantômes du passé.
Je laissai les souvenirs de côté et repensai à mon cauchemar, à ce terrible jumeau qui m’appelait à l’aide. J’avais eu la sensation incontestable de vivre ce rêve. J’étais ébranlé jusqu’au plus profond de mon être et sentais ma santé mentale vaciller.
Depuis un mois, je faisais des cauchemars dont l’intensité allait crescendo au fil des nuits.
Tout avait commencé le 20 octobre précédent.
Précisément le jour même où j’avais découvert le Tableau Intouchable.


3


Le 20 octobre 2020 marquait précisément le quatrième anniversaire du décès de mon grand-père. Ce jour-là, sans que je sache pourquoi, j’avais éprouvé dès mon réveil le besoin de me rendre dans sa chambre. Mon regard s’était alors posé sur la vieille armoire rococo qui trônait près de son lit.
Peu après les funérailles, j’avais voulu l’ouvrir mais elle était verrouillée et la clef demeurait introuvable. Peut-être mon aïeul l’avait-il emportée avec lui dans la tombe… Après cette tentative infructueuse, je m’étais désintéressé du meuble… Jusqu’à ce 20 octobre 2020 où le passé avait subitement refait surface pour venir me hanter.
En cette matinée, à mesure que ma curiosité envers l’armoire se faisait plus pressante, je commençai à réfléchir au moyen le plus approprié de l’ouvrir sans causer trop de dommages. Après quelques minutes de réflexion infructueuse, j’étais de retour dans la chambre muni d’un marteau et d’un robuste tournevis.
Je levai les yeux au ciel et m’excusai silencieusement auprès de mon grand-père pour le traitement que j’allais faire subir à son meuble. Puis je me mis à l’ouvrage, non sans une certaine anxiété.
Peu de temps après, le volet principal capitula en émettant un dernier craquement retentissant et l’armoire me révéla son mystérieux contenu.
Un unique objet m’y attendait.
Un tableau… Une peinture à l’huile de près d’un mètre vingt de haut par quatre-vingts centimètres de large.
C’était la représentation d’un village bâti à flanc de colline peu avant la tombée de la nuit.
Le format portrait du tableau, associé à l’aspect encaissé du paysage et à la verticalité des bâtiments, donnait une vague impression de vertige.
Sur le flanc de la colline parsemée de hautes maisons aux toits pentus se dressait une église de style baroque, inflexible sur ses fondations séculaires. Elle arborait à son frontispice une horloge astronomique colossale, totalement disproportionnée au regard des dimensions de l’édifice.
Serpentant le long de la colline, un cimetière curieusement étiré venait échouer sur les murs de l’église, formant un écrin de tombeaux autour du monument.  
Au sommet de la butte, un manoir biscornu coiffé de trois donjons vertigineux surplombait le village.
Je m’approchai pour examiner les détails de l’œuvre.
Les quelques personnages qu’elle mettait en scène étaient encore plus déconcertants que le décor lui-même.
Au milieu des tombeaux, la silhouette filiforme d’une grande femme semblait se recueillir devant un mausolée démesuré, qui évoquait les créations les plus vaniteuses du cimetière du père Lachaise. Elle était hâlée d’une aura de cette luminosité verdâtre qui allait me devenir si familière au cours des semaines suivantes. Il y avait dans ce personnage décharné quelque chose de profondément dérangeant, un travestissement subtil et démoniaque de la nature humaine.
Son visage était masqué par un voile diaphane qui laissait deviner l’émaciement de ses traits. Un détail jurait avec l’aspect squelettique du reste de son corps : elle portait une longue robe grisâtre qui laissait entrevoir la rondeur de son ventre. Il n’était pas possible de passer à côté de l’ironie de la chose : cette personnification malsaine de la mort attendait selon toute apparence un heureux événement…
A proximité de l’église, un homme de profil en tunique noire se tenait debout. Il portait un costume caractéristique des carnavals vénitiens : un masque d’oiseau au bec allongé et un chapeau noir à bords larges. Je me souvins qu’il s’agissait également de la tenue traditionnelle des médecins qui visitaient les malades lors des grandes épidémies de peste…
Au sommet de la toile, une silhouette inquiétante était visible derrière la fenêtre de la plus haute tour du château mais un rideau en occultait les contours. La posture contorsionnée de ce personnage évoquait une souffrance dévorante.
A l’arrière plan, sur une autre colline, quatre cavaliers chevauchaient dans la pénombre en direction du village. On pouvait discerner leurs immenses destriers mais l’obscurité était trop accentuée pour qu’on puisse détailler leur apparence.
Le dernier personnage surprenait par sa banalité et son aspect ordinaire presque déplacé au milieu de ces figures fantastiques. C’était un jeune homme brun au regard perdu, aux traits délicats. Il se tenait derrière l’une des fenêtres du manoir et paraissait observer un horizon inaccessible. Ce personnage, je le reconnus : c’était moi.
Comment était-ce possible ? Qui avait pu me peindre ainsi ? Etait-ce mon grand-père, avant de mourir ? Non, je ne reconnaissais pas son style.
C’est alors que je contemplais la petite image de mon double qu’un détail à la fois évident et terriblement dérangeant me sauta aux yeux. Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte dès le premier coup d’œil ? C’était impossible et pourtant…
Je posai mon doigt au coin de l’œuvre pour m’en assurer. Il n’y avait aucun doute possible, je n’aurais pas dû toucher le tableau : la peinture était encore fraîche.


4


Au cours des années qui avaient suivi le décès de mon grand-père, le démon du vide intérieur s’était peu à peu insinué dans tous les recoins de mon âme.
Je me morfondais dans une solitude glaciale, calfeutré dans mon appartement, incapable de donner un but à mon existence et prisonnier d’un monde agonisant. La tentation d’en finir était omniprésente, et je sentais que si cette situation devait se prolonger, je succomberais un jour aux sirènes exsangues de l’autodestruction.
Mais en ce jour d’octobre, lorsque je me trouvai confronté au Tableau Intouchable, une fois passés le choc initial et l’incompréhension, j’eus l’intime conviction que ce mystère allait donner un sens à ma vie, pour le meilleur ou pour le pire.
J’étais subjugué par la toile. Qui avait pu la peindre ? C’était forcément quelqu’un qui me connaissait… Et comment s’y était-il pris pour pénétrer dans mon appartement à mon insu ? Je réprimai un frisson.
C’est après ma découverte du tableau que les cauchemars commencèrent. Dans chacun d’entre eux, mon macabre alter-ego venait me hanter…
A chaque nouveau songe, l’impression de réalisme se renforçait, les décors devenaient plus consistants, les personnages vaporeux se faisaient plus authentiques, plus tangibles.
Chaque nuit qui passait entremêlait un peu plus rêve et réalité.
Ainsi débuta le bal de l’effroi nocturne qui devait m’emporter crescendo vers des sommets de peur… 



5


La nuit du 20 au 21 novembre, un mois jour pour jour après ma découverte du Tableau Intouchable, je fis un nouveau cauchemar.
J’étais perdu dans un cimetière de dimensions colossales. Désespérément, j’en cherchais la sortie, sans succès. Dans le lointain, une voix insistante m’appelait… Au terme d’une marche interminable, je pénétrai dans un immense caveau auréolé d’un halo verdâtre et descendis un escalier de marbre gris.
En bas des degrés, je me retrouvai dans une pièce qui m’était familière.
Ma chambre…
Mon regard fut attiré vers le plafond. Je fus horrifié par ce que je vis.
Un épais liquide noir fuyait abondamment…
Dans la seconde suivante, le plafond céda dans un fracas assourdissant et je vis une boite oblongue en bois massif qui descendait lentement depuis l’appartement du dessus. Un cercueil… Il se posa verticalement sur le sol.
Devant moi, le couvercle s’ouvrit seul, sous le déluge ininterrompu des épaisses gouttes noires.
Mon sosie d’outre-tombe se tenait debout face à moi. Il ouvrit les yeux et cria : « Mon frère, tu ne peux pas te dérober. Tu dois m’aider… »
Je m’éveillai dans la plus grande confusion. J’avais l’impression que mon cœur était sur le point d’exploser dans ma poitrine et je m’étouffais littéralement… Après un long moment, mes battements cardiaques ralentirent et je pus enfin reprendre mon souffle.
Mon état psychologique était devenu critique. Il était pour moi inenvisageable de devoir endurer une nouvelle nuit comme celle-ci. Je devais à tout prix comprendre ce qui m’arrivait…
Pour des raisons qui ne m’apparaissaient pas clairement, je me refusais catégoriquement à consulter un thérapeute. L’idée même d’en avoir un face à moi me mettait mal à l’aise.
Je me connectai à internet et parcourus une série d’articles médicaux sur les troubles du sommeil.
Narcolepsie, parasomnie, hypnagogie, illusions hypnopompiques… Aucune des affections que je recensai ne correspondait à mon mystérieux mal nocturne.
Je décidai donc de revoir ma méthode en partant du point commun à tous mes cauchemars : l’appel de mon jumeau…
Après un déjeuner vite expédié, je consultai plusieurs moteurs de recherche en quête d’informations sur les expériences de télépathie entre vrais jumeaux. Je me rappelais avoir vu une émission à ce sujet, plusieurs années auparavant. Je passai en revue plusieurs articles sur ce thème et au fil de mes lectures, je me rendis compte qu’il existait des exemples troublants de communication à distance. Certaines expériences validaient l’hypothèse d’un lien psychique, d’autres aboutissaient à la conclusion inverse. En creusant la question, je me rendis compte que la plupart des sources sérieuses concluaient à l’impossibilité de mettre en évidence un quelconque lien télépathique entre jumeaux.
Pourtant, je voulais y croire. Cette hypothèse était la seule qui me permettait d’écarter l’idée inacceptable de ma propre folie.
Mais tous mes rêves avaient également un autre point commun évident que je refusais de regarder en face de par la crainte qu’il éveillait en moi.
L’appartement du dessus. 
J’avais repoussé cette pensée tout ce temps-là car elle impliquait de ma part une action qui me terrorisait : monter au quatrième étage, ce que je n’avais jamais fait en huit ans à l’Hôtel des Asphodèles, et frapper à la porte interdite.
Je levai une fois de plus les yeux vers la tache noire du plafond, dont le liquide suintait encore un peu plus que les jours précédents. En m’imaginant devant la porte de l’appartement honni, mon estomac se noua.
Je sortis de chez moi d’un pas mal assuré. Les couloirs étaient une fois de plus déserts. Je franchis quatre à quatre les marches du grand escalier et me dirigeai vers l’appartement qui devait être situé au-dessus du mien.
J’étais en train de tendre la main vers la poignée lorsque j’entendis le déclic d’une serrure. Ce n’était pas la porte en face de moi qui venait de s’ouvrir, mais celle d’un appartement voisin, duquel sortit une arrogante femme d’une soixantaine d’années vêtue d’un luxueux manteau de vison. Elle tenait en laisse un chien minuscule engoncé dans un gilet de cachemire rose. L’antipathique mégère se figea à quelques pas de moi et m’adressa un regard suspicieux.
Il ne faisait guère de doute que la gorgone me tenait pour un intrus et entendait me le faire savoir. S’adressant à son chien, elle dit :
- Viens Dolly, ne restons pas là.
Elle se remit en marche et disparut au détour du couloir.
J’attendis encore quelques secondes, puis fixai de nouveau mon attention sur la porte. Je pris une grande inspiration et tournai la poignée. Bien évidemment, la porte était verrouillée…
Curieusement soulagé, je redescendis l’escalier pour regagner mon appartement.



6


De retour dans ma salle de séjour, je me retrouvai pensif face au Tableau Intouchable.
Il irradiait un magnétisme impressionnant, un sentiment de malaise qui me prenait aux tripes.
Les idées les plus folles venaient se télescoper dans mon esprit éreinté. Je sentais que je m’enfonçais dans les méandres de l’aliénation.
J’avais besoin de m’aérer l’esprit et j’ouvris la fenêtre. Je demeurai accoudé sur le rebord quelques minutes, absorbé par une succession d’idées sans queue ni tête. Voyant la lumière du jour décliner inexorablement, je commençai à me sentir comme une bête en route pour l’abattoir. La nuit arrivait et avec elle, la promesse insupportable du sommeil-supplice. 
M’extirpant de ma contemplation, je m’attardai un instant devant mon miroir qui me renvoya le reflet d’un jeune homme de taille légèrement supérieure la moyenne, de carrure fine mais athlétique, aux cheveux bruns et au teint pâle. Il émanait de ces yeux gris une sorte de magnétisme brut, une intensité presque excessive qui, je le savais, avait parfois tendance à déstabiliser mes interlocuteurs.
Et pourtant, le plus déstabilisé, c’était moi.
Il m’arrivait souvent de rester face au miroir pendant de longues minutes, les yeux plongés dans ceux de mon reflet, et de me dire que ce regard d’acier était forcément celui d’un autre. Je me surpris une fois de plus à penser ironiquement que j’aurais pu faire une bonne carrière d’hypnotiseur.
Je me détournai du miroir pour revenir à l’observation du tableau, en quête d’un détail qui m’aurait échappé. Saisissant une loupe sur mon bureau, je m’attelai à passer en revue chaque parcelle de la toile.
Au sommet de la colline, le grand manoir aux contours torturés exerçait sur moi une curieuse attirance. Au travers de ses fenêtres, on devinait de noires coursives éclairées par des chandelles chancelantes, de froides alcôves parcourues d’ombres équivoques.
Ma loupe s’attarda sur le visage du personnage qui me représentait. Aucun doute, c’était bien moi, ou mon frère jumeau, je ne savais plus…
Puis je focalisai mon attention sur la sorcière enceinte. Toute l’inquiétude qui se dégageait du tableau culminait en cet être indécent, dont le ventre gonflé semblait sur le point d’exploser pour donner naissance à une parodie de vie humaine.
Je passai aux cavaliers chevauchant en direction du village.
Leur présence constituait une référence évidente aux quatre cavaliers dont il était fait mention dans le sixième chapitre de l'Apocalypse. D’après la Bible, ils étaient censés faire leur apparition lorsque surviendrait la fin des temps.
Selon la tradition, ils répondaient aux doux noms de Pestilence, Guerre, Famine, et Mort.
Pestilence, qui ouvrait le cortège sur son grand cheval blanc, était armé d’un arc. Seul des quatre cavaliers à porter une couronne, il symbolisait d’après les théologiens l’Antéchrist et la maladie.
Guerre portait quant à lui une grande épée qu’il pointait en direction du village. Il était monté sur un grand destrier à la robe rougeâtre.
Venait ensuite Famine, avec sa monture noire de jais et la balance qu’il tenait à bout de bras.
Enfin, Mort, à la silhouette rachitique, à la peau blafarde, chevauchait une bête à son image, blanchâtre et décharnée.
Poursuivant mon examen, je fixai mon attention sur un grimoire posé sur une tombe, dont les dimensions avaient été largement exagérées par l’auteur, et au sujet duquel j’avais déjà mené des recherches.
Intitulé Lignum vitae, Ornamentum et decus Ecclesiae, il se présentait sous la forme d’un codex relié en cuir. Cet opus, écrit par Arnold de Wyon en 1595, était célèbre pour l’un de ses passages, la Prophetia S. Malachiae, Archiepiscopi, de Summis Pontificibus, plus connue sous l’appellation de Prophétie de Saint Malachie, ou encore Prophétie des Papes.
Ce texte, censé avoir été écrit par Malachie d’Armagh au XIIème siècle, comportait une succession de 111 devises symbolisant chacune le pontificat d’un pape, dans l’ordre chronologique à partir de Célestin II, qui avait régné entre 1143 et 1144 et dont la devise était « Ex castro Tiberis » (du château du Tibre). Le pape actuel, Benoît XVI, sur le trône de Saint-Pierre depuis 2005, n’était autre que le 111ème pape de la liste et avait pour devise « Gloria olivae » (la gloire de l'olivier). A la suite de cette dernière devise, la prophétie se terminait abruptement par une phrase énigmatique : « Pierre le Romain aura son siège dans l’ultime persécution de la Sainte église romaine, lui qui fera paître ses brebis lors de ses nombreuses tribulations, après lesquelles, la cité aux sept collines sera détruite et le Juge redoutable le proclamera à son peuple. »
La phrase était ambiguë mais le texte annonçait clairement la destruction de Rome sous le règne de « Pierre le Romain ». Bien entendu, l’interprétation usuelle de ce passage était de considérer la destruction de Rome comme la fin du monde au sens large, l’anéantissement du Saint Siège impliquant nécessairement la fin du monde telle que décrite dans l’Apocalypse.
Concernant l’origine du document, la grande majorité des historiens et des théologiens était d’accord sur le fait qu’il n’avait pas été écrit par Malachie au XIIème siècle mais qu’il s’agissait d’un apocryphe de la fin du XVIème siècle, rédigé probablement peu de temps avant la publication en 1595 du livre d’Arnold de Wyon. Par conséquent, la partie « prophétique » du texte ne débutait véritablement qu’avec le 78ème pape de la liste, Leon XI, élu en 1605.
Je laissai de côté le grimoire à la recherche d’autres indices que j’aurais pu omettre lors de mes examens précédents. Au bout d’une demi-heure de recherches acharnées j’étais sur le point de mettre un terme à mon étude lorsque je remarquai un détail qui m’avait échappé jusque là.
Dans une zone sombre de la toile, sur le mur d’une petite maison proche de la base de la colline, une affichette était visible. On aurait dit une annonce pour un spectacle.
Muni de ma loupe, je m’évertuai à déchiffrer les lettres minuscules mais bien ciselées qui ornaient la petite affiche.
J’y parvins sans trop de difficultés, arrivant au terme de mon décryptage le cœur battant. Il s’agissait bien de l’annonce d’une pièce de théâtre. Je réécrivis les lettres sur une feuille blanche, comme pour donner plus de réalité à ce message.   
Je lus le texte à haute voix :
« La Mort de Guido, une pièce de Janus Schrödinger, le 21 novembre 2020 à 17 heures 30 au Théâtre des Ombres, rue Chaptal, Paris ».
Je regardai mon calendrier, puis ma montre.
21 novembre 2020. 15 heures 35.

 

 

 

 

II] Ephialtès

« La nuit tombe et met avec l'ombre
Ses terreurs aux recoins dormants.
L'inconnu, machiniste sombre,
Monte ses épouvantements. »


Théophile Gautier, Emaux et Camées

 

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Illustration : Alfred Kubin, Le Meilleur Médecin

 

 

7


Montmartre, le mont des martyrs.
L’un des rares quartiers de Paris qui avait conservé son charme au cours des dernières années. Un proverbe montmartrois disait qu’il y avait bien plus de Montmartre dans Paris que de Paris dans Montmartre. Pour la première fois, j’eus l’impression de comprendre ce curieux aphorisme.
La lumière rasante du crépuscule automnal charriait ses derniers rayons sur la Butte, embrasant la basilique du Sacré Cœur d’un flamboiement de couleurs fauves et ambrées.
J’avais dû sortir du métro trois stations avant ma destination en raison d’un « incident grave de voyageur », euphémisme technique employé depuis des temps immémoriaux par la RATP pour signaler qu’un être humain avait décidé de mettre fin à ses jours en se jetant sous une rame de métro.
En dix ans, le taux de suicide en France avait été multiplié par deux. Etant données la dégradation galopante du niveau de vie et la déchéance continue du lien social, il devenait peu à peu un acte banal, presque quotidien, et l’épidémie ne cessait de se propager. Pourtant le sujet restait intégralement éludé dans le débat politique et ignoré par les médias dominants.
Comme le disait Camus, « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide ». En ce XXIème  siècle, la vie était devenue tellement haïssable pour certains que le problème philosophique était devenu un problème pratique.
Sur mon chemin, je croisai un nombre incalculable de mendiants, d’exclus, de pauvres hères… Ils avaient commencé à réellement proliférer dans les rues de Paris à partir de la grande crise des années 2010. La capitale et toutes les grandes villes de province regorgeaient maintenant de clochards de plus en plus jeunes, de plus en plus nombreux, enfants malheureux d’une génération insouciante qui n’avait pas vu venir la chute brutale des classes moyennes. 
Pour assurer la sécurité des Parisiens, des patrouilles de police lourdement armées soutenues par des drones, dits de surveillance tactique, avaient commencé à faire leur apparition après la révolte des banlieues de 2015. Les forces de l’ordre, armées de fusils d’assaut et protégées par des armures semi-intégrales pullulaient dans les rues de la capitale et sanctionnaient très lourdement tous les fauteurs de troubles, n’hésitant pas à ouvrir le feu à balles réelles en cas de menace à leur encontre comme l’article 11 de la « loi cadre de protection civile » de 2016 les y autorisait.
Pourtant, en dépit de la misère omniprésente et de l’étouffante présence policière, l’état d’esprit qui prévalait chez beaucoup de Parisiens était une sorte de subtile alchimie entre un sentiment de désastre imminent et –symétriquement– la volonté enthousiaste, maladroite et empressée, d’extraire le divin substrat de cette vie avant que la catastrophe ne s’abatte pour de bon sur la civilisation.
Pour paraphraser Hermann Broch au sujet du climat étrange qui caractérisait Vienne à l’aube de la première Guerre Mondiale, il régnait à Paris en 2020 une atmosphère d’Apocalypse Joyeuse.
J’arrivai enfin en vue de la rue Chaptal, à l’entrée de laquelle un joueur d’orgue de barbarie aux allures de Père Noël jovial faisait roucouler sa mélodie réconfortante. Il soulevait régulièrement son chapeau pour saluer la foule et ponctuait ses révérences de « Haaaay Di Hoooo » chaleureux et retentissants. A ses côtés, un petit singe apprivoisé dansait le moonwalk au rythme de la musique, provoquant l’hilarité des enfants rassemblés devant le spectacle. L’animal agitait par intermittence une petite pancarte sur laquelle étaient inscrits les mots « Payez-moi SVP. Cartes bancaires et chèques refusés, cacahuètes acceptées. »
Je m’approchai plus près du joueur et constatai qu’il s’agissait en fait d’un automate d’un réalisme confondant. Le chapeau rouge qu’il tirait en direction de la foule arborait le logo d’une célèbre marque de boisson gazeuse. Encore un de ces androïdes publicitaires qui s’étaient mis à proliférer en quelques années, au gré des progrès phénoménaux de la robotique…
Je consultai ma montre. 17 heures 10. Il était temps que je me mette en quête du théâtre… Comme le message du tableau ne mentionnait pas son adresse exacte, je me mis à parcourir la rue Chaptal d’un bout à l’autre. Un immeuble vieillot attira mon attention. Le resplendissant portail Art Déco en bronze qui en barrait l’entrée jurait formidablement avec sa façade décrépite. Fixée au bâtiment, une plaque de marbre gris contrastait elle aussi avec le mur délabré. L’inscription « Théâtre des Ombres » y figurait en fines lettres d’or torsadées.
A priori, rien ne laissait présager que le théâtre fut ouvert. Porte close, aucun interphone, aucune sonnette à l’entrée. Seul un volumineux heurtoir d’acier en forme de tête de bouc difforme, qui me rappelait singulièrement les sculptures fantasmagoriques de Jean Carriès, offrait l’opportunité de signaler sa présence aux hypothétiques occupants de la bâtisse.
En proie à une légère appréhension, je saisis la tête métallique par la barbichette et l’abattis sur le bronze à plusieurs reprises.
Je détaillai du regard le portail : près de son sommet, parmi les arabesques obsessionnelles, se détachaient trois mots sculptés dans l’épaisse structure métallique :


La peste arrive



8


Je sursautai lorsque la porte en bois massif de l’autre côté du portail s’ouvrit lentement, provoquant un grincement lugubre. Un homme très âgé sortit du bâtiment et s’approcha en claudiquant.
Le vieillard portait sur son visage fatigué les stigmates de la patine du temps. Son nez était semblable à une pomme de terre gonflée par la fermentation et ses joues flasques et couperosées donnaient l’impression qu’elles pouvaient se liquéfier à tout instant comme un vieux pudding avarié.
- Qu’est-ce que c’est ?
Il avait cette voix rauque caractéristique des grands fumeurs, ce qui me fut confirmé une fraction de seconde plus tard lorsque son haleine chargée d’effluves de tabac froid et de whisky bon marché parvint à mes narines.
- Je viens pour la pièce de théâtre, La mort de Guido.
- Pardon ?
- La pièce de théâtre, répétai-je un ton au-dessus.
- La pièce de théâtre, grogna-t-il d’un ton méfiant. Qui êtes-vous ?
- Je m’appelle Emmanuel Esperanza.
Il m’ouvrit le portail et, sans un mot, me fit signe de le suivre. Nous traversâmes une petite cour intérieure pavée ornementée de quatre gargouilles menaçantes, toutes griffes dehors. Puis nous passâmes l’imposante porte en bois et pénétrâmes dans un petit hall d’accueil vétuste et terriblement poussiéreux, aux murs entièrement recouverts de draperies écarlates.
Dans un coin de la pièce, j’avisai un piédestal sur lequel trônait une imitation de ce qui était sans doute l’un des masques mortuaires les plus vénérés de toute l’histoire de l’art. Celui de l’Inconnue de la Seine, cette jeune femme dont le corps sans vie avait été repêché sur les bords de Seine à la fin du XIXème siècle. Selon la version officielle, l’un des employés de la morgue de Paris avait été si touché par sa beauté qu’il avait réalisé un moulage en plâtre de son visage. Les causes de la mort de la jeune femme n’ayant jamais été formellement identifiées, ce fut la version populaire, selon laquelle elle s’était suicidée en se jetant dans la Seine, qui s’imposa. Le masque atteignit une renommée internationale dès le début du XXème siècle dans les milieux artistiques, porté par le romantisme tragique des circonstances de la mort de la « Joconde Noyée ». Dès lors, l’Inconnue était devenue une égérie post mortem incontournable pour une foule d’artistes, et son masque ornait très fréquemment les salons des peintres, des écrivains et des poètes auxquels ses traits paisibles et gracieux figés dans la mort avaient inspiré une quantité inestimable d’œuvres dans la première moitié du XXème siècle.   
Le vieillard s’arrêta un instant au pupitre de réception où il s’empara d’une lampe-torche avant de reprendre mécaniquement sa route d’un pas traînant en direction d’un couloir mal éclairé. Encore et toujours ces tentures rouge sang.
Afin de briser le silence qui commençait à se faire pesant, je hasardai un médiocre trait d’humour :
- Est-ce que vous m’emmenez dans le caveau de Dracula ?
Comme on pouvait s’y attendre, ma boutade tomba parfaitement à plat et le géronte éthylique continua sa route comme s’il n’avait rien entendu de mes paroles, ce qui d’ailleurs était probablement le cas. En guise de réponse, il me gratifia seulement d’un pet couinant dont il tenta, en vain, de couvrir le bruit par un raclement de gorge. Je me décalai légèrement pour ne pas rester dans son sillage.
Le parquet croulant crissait sous nos pas et nous nous enfoncions dans un dédale de pièces et de couloirs à l’agencement pour le moins déroutant : ici, une porte inaccessible était imbriquée à l’horizontale dans le haut plafond, trois mètres au dessus de nous ; là, au beau milieu d’un grand hall, un puits de pierre antédiluvien dont la présence à cet endroit même constituait un formidable défi aux fantaisies architecturales les plus insensées ; plus loin, deux escaliers jumeaux s’élançaient parallèlement vers les niveaux supérieurs avant de s’arrêter brutalement au niveau du plafond.
Je me sentais observé. J’avais l’impression que mes mouvements et mes expressions étaient observés et analysés, froidement disséqués par celui ou ceux qui étaient à l’origine de tout ce qui m’arrivait depuis des semaines.
Au bout de ce qui me sembla une éternité, nous franchîmes une autre porte surmontée d’une gravure à l’effigie de la même tête de bouc qui ornait le heurtoir à l’entrée de l’édifice. Nous étions arrivés dans la salle de théâtre.
Elle était de taille moyenne, vide d’occupants, toute parée de velours pourpre et aménagée d’une quinzaine de rangées de sièges profonds et confortables. Le plafond était étonnamment haut, et deux grands vitraux oblongs d’inspiration baroque se faisaient face de part et d’autre de la salle. L’un d’eux représentait le Christ irradiant littéralement des centaines de flèches sur les habitants terrifiés d’une ville médiévale. Ce type de composition était une représentation symbolique classique des épidémies de peste noire qui s’étaient abattues sur l’occident entre le XIVème et le début du XVIIIème siècle, et que l’Eglise avait présentées comme autant de châtiments divins destinés à laver les péchés de l’Humanité.
Le second vitrail était une danse macabre traditionnelle dans laquelle un roi, un évêque et un chevalier dansaient chacun avec un squelette en une farandole funeste.
Le vieux se tourna vers moi et m’adressa la parole d’une voix râpeuse :
- Voilà, nous y sommes. La pièce va bientôt commencer.
Je m’installai à l’endroit que m’indiquait le vieillard, au cinquième rang, à proximité de l’estrade et du grand rideau pourpre. Le vieil homme se retira alors de la salle, tout en fredonnant la chanson « Quand je pense à Fernande… »
Il y avait sur mon siège un petit livret relié dont je m’emparai avant de m’asseoir. Sa reliure en plein cuir et ses gardes en papier marbré étaient d’une qualité rare. Je l’ouvris et constatai qu’il s’agissait du texte intégral de La mort de Guido, de Janus Schrödinger. Je regardai la date d’édition : 1905.
Je fus tiré de ma rêverie par les treize coups rapides de brigadier frappés contre le parquet, suivis de trois coups lents qui annonçaient le commencement de la représentation.

 

 

9


Le rideau s’ouvrit à l’allemande, se repliant vers le haut et dévoilant un décor très travaillé de ville médiévale.
Un seigneur luxueusement vêtu faisait face à un homme aux traits méditerranéens, en costume d’artiste. Le premier félicitait le second, un nommé Guido, pour la qualité de ses peintures, ce à quoi l’artiste rétorquait qu’il devait son inspiration à une muse qui apparaissait chaque nuit dans ses songes. Grâce à elle, prétendait-il, il avait retrouvé la créativité qu’il croyait avoir perdue depuis la grande épidémie de peste noire qui avait frappé Paris en 1348. Les deux hommes échangèrent plusieurs répliques au sujet de cette grande calamité qui avait moissonné la population du royaume, puis le seigneur prit congé de Guido, le laissant poursuivre la composition sur laquelle il travaillait.
Peu après, une vieille femme bossue entra en scène et interpella Guido :
- Guido, je dois te tenir en garde contre ta muse, celle qui chaque nuit te confère ta précieuse inspiration et décuple ton imagination.
- Mais qui es-tu donc pour te permettre de porter un jugement sur celle qui a su rendre à mon art ses lettres de noblesse ?
- Comme tu vois, je ne suis qu’une misérable vieille femme. Mais sache que ce soir à minuit, ta muse viendra te rendre visite. Non pas dans tes rêves cette fois-ci, mais quand tu seras éveillé. Elle viendra frapper à ta porte. Et sous aucun prétexte, tu ne devras lui ouvrir. M’entends-tu, Guido ?
- Je ne te comprends pas, vieille femme, pourquoi devrais-je fermer la porte à celle qui est ma source d’inspiration ? Ne serait-ce pas pour moi une erreur tragique que de la rejeter ?
- Si tu ouvres la porte à ta muse ce soir, ton inspiration deviendra noire comme le charbon et ton art n’engendrera plus que malheur et tragédie. Je t’ai averti et je ne peux rien faire de plus. Fais le bon choix, Guido !
La vieille femme partit en traînant la patte, laissant l’artiste perplexe.
Dans la scène suivante, Guido était chez lui, en train de peindre une toile à la lueur d’une chandelle. Il était manifestement absorbé par son travail lorsque trois coups sourds retentirent. Il se tourna vers la porte qui se dressait au fond de la salle et dit :
- La vieille femme l’avait annoncé : ma muse est venue me rendre visite… Au diable les mises en garde de cette sorcière, je t’accueille en ma demeure, ô ma divine inspiratrice !
C’est alors que je remarquai le halo verdâtre qui filtrait autour de la porte close. Je sentis la peur s’insinuer en moi.
Lorsque Guido ouvrit la porte, mes craintes se confirmèrent. Je me recroquevillai dans mon siège à la vue du personnage sur le seuil de la porte.
J’avais en face de moi, à moins de dix mètres, un sosie de la sorcière du Tableau Intouchable. Elle était très grande, sans doute plus d’un mètre quatre-vingts, et portait une tunique claire d’où semblait provenir la phosphorescence qui se diffusait dans toute la salle. Ses traits étaient graves et émaciés, mais contrairement la femme du tableau, son visage ne portait pas les stigmates de la décomposition. Aucune trace de maternité ne transparaissait sur son corps. Elle s’adressa à Guido d’une voix ensorcelante :
- Guido, je m’appelle Marie Delatour. Viens me voir demain, le long de la façade sud du cimetière des Saints Innocents, entre le terrain de l’Hôtel-Dieu et le charnier des écrivains. Nous accomplirons de grandes choses ensemble…
- Je viendrai, ô ma muse. Je serai…
A ce moment précis, Guido s’interrompit car Marie avait disparu. Elle s’était volatilisée en une fraction de seconde derrière un écran de fumée apparu brutalement…
Je n’avais jamais assisté à un trucage aussi convaincant et pendant de longs instants, je restai interloqué, stupéfait par ce tour de prestidigitation digne des plus grands illusionnistes.
Guido se lança dans un monologue passionné sur la beauté glaciale de Marie, sur la personnification de la souffrance qu’elle représentait à ses yeux, sur sa volonté de l’accompagner dans son calvaire par amour, quels que soient les sacrifices qu’il lui en coûterait. 
Par la suite, l’action se poursuivait sur un décor où les tombes foisonnantes se mélangeaient dans la plus grande anarchie avec les échoppes des marchands et les étals des camelots. D’innombrables ossements humains jonchaient le sol de ce lieu hybride où vivants et morts cohabitaient en bon voisinage.   
Guido fit son apparition et interpella un marchand :
- Salut à toi, camelot. Sais-tu où je peux trouver Marie Delatour ?
- Marie la recluse ? Tout le monde la connaît ici. Elle est là-bas, dans ce caveau à ciel ouvert. Après la Grande Peste elle a choisi d’y vivre cloîtrée pour le restant de ses jours afin d’expier ses fautes passées. Elle est enfermée dans ce minuscule reclusoir depuis près de trois ans, et elle n’en est jamais sortie. Son refuge ne comporte nulle issue vers l’extérieur. Juste une petite lucarne par laquelle les âmes pieuses lui jettent de la nourriture. Quand vient la nuit, elle chante. Ceux qui entendent cette mélopée restent en adoration pendant de longues heures devant son cloaque, comme s’ils tombaient sous le pouvoir de sa voix…
- Que dis-tu ? Marie est venue me rendre visite hier soir chez moi ! Comment pourrait-elle vivre enfermée ? Ce que tu dis n’a aucun sens !
- Va voir par toi-même si tu ne me crois pas. Tu verras qu’il n’y a aucun moyen de sortir du cloître de la recluse…
Guido fit quelques pas en direction du reclusoir situé au centre de la scène. Je me crispai sur les accoudoirs de mon siège lorsque le visage de Marie apparut dans la lucarne du petit édifice. Guido s’adressa à elle d’une voix pleine de révérence :
- Ô ma muse, que fais-tu dans ce caveau solitaire et humide ? Viens avec moi : je ne saurais supporter de t’y voir dépérir une minute de plus. Laisse-moi te libérer et t’emmener en une demeure plus accueillante.
- Non, Guido. Je dois expier mes péchés en me tournant vers une vie de pénitence. J’ai compris après la grande épidémie et la mort de tous les miens que Dieu, dans son infinie miséricorde, me donnait une dernière chance d’emprunter le chemin de la foi et du sacrifice. Je lui ai donc donné ma vie en choisissant de me faire emmurer dans cette prison à ciel ouvert sans espoir de retour parmi les vivants.
- Mais alors, comment se fait-il que tu aies pu sortir hier soir pour venir me rendre visite chez moi ? Il doit bien y avoir quelque issue secrète à ton caveau !
- Non, il n’y en a aucune. Ce n’est pas mon corps qui est venu te rendre visite hier. Tu ne comprends donc pas ?
- Si ce n’est pas ton corps qui était sur le seuil de ma porte hier soir, ô ma muse, alors je ne vois qu’une explication : c’est un miracle…
- Guido, tu dois m’aider en mettant ton art à mon service. Rejoins-moi sur le chemin qui mène au Tout-Puissant : le chemin de la croix, le plus noble des instruments de torture. Guido, Fais le signe de la croix sur ton corps pour prouver ta foi !
Marie avait prononcé cette dernière phrase sur un ton inflexible. Son regard posé sur Guido flamboyait de mille feux.
Guido enleva calmement sa chemise et sortit une petite dague acérée d’un fourreau attaché à sa ceinture. Puis, sans l’ombre d’une hésitation, se mutila le torse en y entaillant une grande croix de laquelle se mit instantanément à perler un abondant filet de sang.
Je savais qu’il ne s’agissait pas là d’un trucage : l’acteur qui interprétait Guido venait bel et bien de se taillader le corps. Ses traits, figés dans une allure contemplative indiquaient qu’il avait procédé de sang froid, avec une ferveur silencieuse mais inexorable. On ne lisait pas le moindre signe de douleur sur son visage.
J’étais de plus en plus mal à l’aise. Je sentais sourdre peu à peu la saveur rance de cette angoisse qui avait accompagné mes rêves des semaines précédentes. 
Mais cette fois il ne s’agissait plus d’un rêve…

 

(à suivre...)

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